Bel-Ami / Милый друг - стр. 68
Il s'arrêta, prit Duroy par les deux extrémités du col de son pardessus, et, d'une voix lente:
– Pensez à tout cela, jeune homme, pensez-y pendant des jours, des mois et des années, et vous verrez l'existence d'une autre façon. Essayez donc de vous dégager de tout ce qui vous enferme, faites cet effort surhumain de sortir vivant de votre corps, de vos intérêts, de vos pensées et de l'humanité tout entière, pour regarder ailleurs, et vous comprendrez combien ont peu d'importance les querelles des romantiques et des naturalistes, et la discussion du budget.
Il se remit à marcher d'un pas plus rapide.
– Mais aussi vous sentirez l'effroyable détresse des désespérés. Vous vous débattrez, éperdu, noyé, dans les incertitudes. Vous crierez «à l'aide» de tous les côtés, et personne ne vous répondra. Vous tendrez les bras, vous appellerez pour être secouru, aimé, consolé, sauvé! et personne ne viendra.
Pourquoi souffrons-nous ainsi? C'est que nous étions nés sans doute pour vivre davantage selon la matière et moins selon l'esprit; mais, à force de penser, une disproportion s'est faite entre l'état de notre intelligence agrandie et les conditions immuables de notre vie.
Regardez les gens médiocres; à moins de grands désastres tombant sur eux ils se trouvent satisfaits, sans souffrir du malheur commun. Les bêtes non plus ne le sentent pas.
Il s'arrêta encore, réfléchit quelques secondes, puis d'un air las et résigné:
– Moi, je suis un être perdu. Je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni sœur, ni femme, ni enfants, ni Dieu.
Il ajouta, après un silence:
– Je n'ai que la rime.
Puis, levant la tête vers le firmament, où luisait la face pâle de la pleine lune, il déclama:
Et je cherche le mot de cet obscur problème Dans le ciel noir et vide où flotte un astre blême.
Ils arrivaient au pont de la Concorde, ils le traversèrent en silence, puis ils longèrent le Palais-Bourbon. Norbert de Varenne se remit à parler:
– Mariez-vous, mon ami, vous ne savez pas ce que c'est que de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd'hui, m'emplit d'une angoisse horrible; la solitude dans le logis, auprès du feu, le soir. Il me semble alors que je suis seul sur la terre, affreusement seul, mais entouré de dangers vagues, de choses inconnues et terribles; et la cloison, qui me sépare de mon voisin que je ne connais pas, m'éloigne de lui autant que des étoiles aperçues par ma fenêtre. Une sorte de fièvre m'envahit, une fièvre de douleur et de crainte, et le silence des murs m'épouvante. Il est si profond et si triste, le silence de la chambre où l'on vit seul. Ce n'est pas seulement un silence autour du corps, mais un silence autour de l'âme, et, quand un meuble craque, on tressaille jusqu'au cœur, car aucun bruit n'est attendu dans ce morne logis.
Il se tut encore une fois, puis ajouta:
– Quand on est vieux, ce serait bon, tout de même, des enfants!
Ils étaient arrivés vers le milieu de la rue de Bourgogne. Le poète s'arrêta devant une haute maison, sonna, serra la main de Duroy, et lui dit:
– Oubliez tout ce rabâchage de vieux, jeune homme, et vivez selon votre âge; adieu!
Et il disparut dans le corridor noir.
Duroy se remit en route, le cœur serré. Il lui semblait qu'on venait de lui montrer quelque trou plein d'ossements, un trou inévitable où il lui faudrait tomber un jour. Il murmura: «Bigre, ça ne doit pas être gai, chez lui. Je ne voudrais pas un fauteuil de balcon pour assister au défilé de ses idées, nom d'un chien!»