Bel-Ami / Милый друг - стр. 2
Il se dit: «Il faut que je gagne dix heures et je prendrai mon bock à l'Américain. Nom d'un chien! que j'ai soif tout de même!» Et il regardait tous ces hommes attablés et buvant, tous ces hommes qui pouvaient se désaltérer tant qu'il leur plaisait. Il allait, passant devant les cafés d'un air crâne et gaillard, et il jugeait d'un coup d'œil, à la mine, à l'habit, ce que chaque consommateur devait porter d'argent sur lui. Et une colère l'envahissait contre ces gens assis et tranquilles. En fouillant leurs poches, on trouverait de l'or, de la monnaie blanche et des sous. En moyenne chacun devait avoir au moins deux louis; ils étaient bien une centaine par café; cent fois deux louis font quatre mille francs! Il murmurait: «Les cochons!» tout en se dandinant avec grâce. S'il avait pu en tenir un au coin d'une rue, dans l'ombre bien noire, il lui aurait tordu le cou, ma foi, sans scrupule, comme il faisait aux volailles des paysans, aux jours de grandes manœuvres.
Et il se rappelait ses deux années d'Afrique, la façon dont il rançonnait les Arabes dans les petits postes du Sud. Et un sourire cruel et gai passa sur ses lèvres au souvenir d'une escapade qui avait coûté la vie à trois hommes de la tribu des Ouled-Alane et qui leur avait valu, à ses camarades et à lui, vingt poules, deux moutons et de l'or, et de quoi rire pendant six mois.
On n'avait jamais trouvé les coupables, qu'on n'avait guère cherchés d'ailleurs, l'Arabe étant un peu considéré comme la proie naturelle du soldat.
À Paris, c'était autre chose. On ne pouvait pas marauder gentiment, sabre au côté et revolver au poing, loin de la justice civile, en liberté. Il se sentait au cœur tous les instincts du sous-off lâché en pays conquis. Certes il les regrettait, ses deux années de désert. Quel dommage de n'être pas resté là-bas! Mais voilà, il avait espéré mieux en revenant. Et maintenant!.. Ah oui, c'était du propre, maintenant!
Il faisait aller sa langue dans sa bouche, avec un petit claquement, comme pour constater la sécheresse de son palais.
La foule glissait autour de lui, exténuée et lente, et il pensait toujours: «Tas de brutes! tous ces imbéciles-là ont des sous dans le gilet». Il bousculait les gens de l'épaule, et sifflotait des airs joyeux. Des messieurs heurtés se retournaient en grognant; des femmes prononçaient: «En voilà un animal!»
Il passa devant le Vaudeville, et s'arrêta en face du Café Américain, se demandant s'il n'allait pas prendre son bock, tant la soif le torturait. Avant de se décider il regarda l'heure aux horloges lumineuses, au milieu de la chaussée. Il était neuf heures un quart. Il se connaissait: dès que le verre plein de bière serait devant lui, il l'avalerait. Que ferait-il ensuite jusqu'à onze heures?
Il passa: «J'irai jusqu'à la Madeleine, se dit-il, et je reviendrai tout doucement.»
Comme il arrivait au coin de la place de l'Opéra, il croisa un gros jeune homme, dont il se rappela vaguement avoir vu la tête quelque part.
Il se mit à le suivre en cherchant dans ses souvenirs, et répétant à mi-voix: «Où diable ai-je connu ce particulier-là?»
Il fouillait dans sa pensée, sans parvenir à se le rappeler; puis, tout d'un coup, par un singulier phénomène de mémoire, le même homme lui apparut moins gros, plus jeune, vêtu d'un uniforme de hussard. Il s'écria tout haut: «Tiens, Forestier!» et, allongeant le pas, il alla frapper sur l'épaule du marcheur. L'autre se retourna, le regarda, puis dit: